Le point de vue d’un professeur :

La crise sanitaire qui affecte et transforme brusquement notre fonctionnement à l’échelle mondiale a un impact majeur sur l’éducation et les techniques utilisées dans ce domaine. Tous les pays ne sont pas égaux devant cette crise, ni toutes les écoles, ni tous les professeurs (ni bien sûr toutes les familles et tous les élèves qui se sont retrouvés dans des situation très inégalitaires à tous les niveaux). Un peu de recul nous a semblé utile pour mieux évaluer ce que nous avons vécu, ailleurs dans le monde ou en France, et dans l’établissement qui est le nôtre et qui affiche un attachement “génétique” à l’innovation pédagogique.

Tout d’abord, une enquête de l’UNESCO nous permet de voir que si tous les pays affectés par l’épidémie ont fermé leurs établissements, la France est un des très rares pays à avoir réouvert ses écoles avant l’été, un geste qui témoigne de l’importance (pas seulement symbolique) que les citoyens de notre pays attachent à l’Éducation Nationale, malgré toutes les critiques que l’on peut lui faire.

https://fr.unesco.org/news/reouverture-ecoles-quand-ou-comment

Nous reprenons à notre compte les neuf idées de l’UNESCO concernant les nécessités urgentes d’évolution de la politique éducative, dont les citoyens ont soudainement pris conscience à l’échelle mondiale. Ce qui était un domaine réservé des spécialistes de l’éducation est grâce à la crise, entré de plain-pied dans le cercle familial et devenu un sujet de politique publique largement partagé :
https://fr.unesco.org/news/leducation-monde-post-covid-neuf-idees-laction-publique

Une enquête comparative des savoir-faire numériques des professeurs à l’échelle de chaque pays a placé la France parmi les moins préparés des pays développés : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/06/02062020Article637266806810239609.aspx#

https://read.oecd-ilibrary.org/education/how-prepared-are-teachers-and-schools-to-face-the-changes-to-learning-caused-by-the-coronavirus-pandemic_2fe27ad7-en

Toutefois, l’accès à internet haut débit pour une majorité des résidents de France, l’engagement volontariste de la communauté enseignante a permis de mettre en musique (avec des bémols et des couacs) “la continuité pédagogique” souhaitée par le Ministère et les familles à tous les niveaux. La plupart des plateformes officielles ou majoritaires dédiées à l’Éducation (CNED, École directe, Pronote) ont fléchi et cédé dès le premier jour du confinement sous la charge du volume de données à transmettre et ont forcé les enseignants à se réinventer et à adopter dans l’urgence une batterie très diversifiée d’outils adaptés à la bande passante et à la communication en live de documents divers : Zoom, Jitsi, Whatsapp, Discord, voire les textos, ont envahi le monde de l’éducation avec parfois une efficacité surprenante. Nous avons tous découvert “Classrooms” à l’École et certains d’entre nous ont appris l’utilité d’outils éducatifs dont nous ignorions l’existence même (Padlet, Moodle ou Pearltrees). L’utilisation des iPads de l’École dans les niveaux équipés, pour les visioconférences et autres devoirs, a grandement facilité le travail des enfants à la maison, et probablement aidé à l’acceptation de leur intégration dans les familles.

Les articles et émissions qui pointent la très petite minorité d’enseignants “décrocheurs” sont très mal perçus par l’écrasante majorité des personnels de l’Education, direction incluse, qui n’ont compté ni leurs heures, ni leurs ressources intellectuelles et parfois économiques, pour faire face avec les moyens du bord au changement radical et à l’extension de leur missions, soumis à des injonctions administratives répétées, changeantes, parfois contradictoires et souvent impossibles à mettre en œuvre.

N’oublions pas aussi qu’en plus des problèmes strictement matériels de chacun, certains enseignants ont eux-même été victimes directes de l’épidémie, se trouvaient dans la catégorie des personnes à risque, ou ont eu des proches malades, et que d’autres encore plus nombreux se sont retrouvés face aux problèmes quotidiens de garde d’enfant que nous avons tous expérimenté, et que tout cela a évidemment modifié leur disponibilité et leur capacité à agir.

Et il y a aussi une minorité de professeurs qui se sont trouvés isolés, désemparés, mal préparés et dans une situation psychologique compliquée face à l’impact de cette crise, comme dans tous les secteurs d’activité. Il existe bien sûr, finalement quelques enseignants inexcusables qui portent tort à leur profession, comme dans toutes les professions, (ce sont souvent ceux qui étaient déjà inadaptés à leur fonction dans un contexte normal), mais ce sont des exceptions rares qui ne doivent pas provoquer d’amalgame sur tous les autres, et nous ne pensons pas qu’il y en ait parmi nous à l’École, tous les cas soulevant des interrogations entrant dans les autres catégories.

Les enseignants se sentent investis d’une mission et ont choisi d’exercer ce difficile métier surtout par conviction (en tout cas quasiment jamais par intérêt économique, tout comme les personnels de santé ou les forces de l’ordre), et ils ont fait l’effort de transformer leurs pratiques au cours de cette période “révolutionnaire”. Ils ont remis au cœur de leurs questionnements, les interrogations sur l’efficacité d’un cours magistral par rapport à une activité de dirigée collective pour l’apprentissage (classe “inversée”), et sur les questions de l’évaluation et de la bienveillance. Nombre de collègues, notamment en sciences, ont choisi de renforcer les activités d’exercices et de limiter les supports “de cours” pour retrouver une efficacité qui se délitait dans le contexte actuel à distance. Des systèmes de correction numérique des devoirs rendus sous forme de photos ont été mis en place par chacun, avec des handicaps notables, aucun système ne pouvant rivaliser, de loin, en efficacité et rapidité avec le traditionnel stylo rouge sur la copie papier.

Pour ma part, étant professeur et parent, mes deux fonctions ont fusionné et chacune a souffert de cette fusion, mais j’en assume la responsabilité. J’imagine toutefois que cela a rendu l’exercice de l’école à la maison plus facile et naturel pour moi que pour bien des familles et je sors globalement satisfait de cette période et de ce qu’ont proposé la plupart des professeurs pour faire travailler nos enfants; les miens (un au collège, un au lycée, un dans le supérieur) se sont autonomisés et organisés avec plus d’initiative que je ne les en pensais capables. Les témoignages de nombreux parents que j’ai recueillis recoupent cette observation d’autonomie renforcée et inespérée de nos enfants, probablement objectivement mieux préparés aux outils numériques que les générations précédentes.

Je suis aussi de par ma situation, très conscient du travail gigantesque mais silencieux et invisible que la quasi totalité des professeurs ont dû fournir pour assurer la continuité pédagogique et la prise en main d’outils et de méthodes nouvelles, auprès d’élèves parfois retranchés dans leur isolement et le cocon familial.

J’ai donc adressé un message personnel de remerciement et d’encouragement aux professeurs de mes enfants pour ces quelques jours de juin et surtout pour la rentrée prochaine de septembre.

D’autres familles ont remercié les professeurs et la direction dans leur ensemble et je pense que malgré un certain pessimisme qui a pu être ressenti au cours de ces dernières semaines, nous avons beaucoup de raisons d’être optimistes pour l’avenir et confiants en la capacité d’évolution de l’École Alsacienne. Comme pour toute institution, il y a une forme immédiate d’évolution, de réponse à l’urgence, et une forme lente, de mise en perspective d’un projet réfléchi et assumé par l’ensemble de la communauté éducative, qui est constituée à l’Ecole de la direction, du personnel enseignant, des élèves et des parents. Nous avons pu constater au quotidien que la réponse dans l’urgence a permis de renforcer les échanges entre l’apeea et l’École et de mettre sur la table les perspectives nécessaires de cette évolution à long terme, pour laquelle l’ADN de l’École est particulièrement bien préparé : stabilité de l’équipe pédagogique, collaboration entre professeurs, diversification des supports, attention à la bienveillance et à une éducation citoyenne. Tous ces aspects qui existaient déjà au sein de l’École ont été rendus encore plus fondamentaux par la crise et donneront les axes de cette évolution.

Je crois par exemple que les rendez-vous hebdomadaires sous forme de visioconférence entre l’apeea et la direction seront poursuivis régulièrement même si la situation revient à la “normale” et qu’ils permettront, bien mieux que des réunions en présence, de travailler ensemble de façon plus proche, aussi bien sur les problèmes quotidiens que les familles peuvent observer au sein de chaque classe, et qui passent souvent sous les radars de la direction, que sur les orientations globales du projet pédagogique de l’École que celle-ci désire partager avec les parents.

Je voudrais conclure sur l’aspect qui me semble le plus inquiétant des conséquences de cette crise : l’extrême variété et l’augmentation de la circulation de contenus d’imposture, conspirationnistes ou idéologiquement délétères, alimentée par le contexte d’insécurité et de peur devant une menace encore mal définie. Les réseaux sociaux rendent très facile à tout un chacun de prétendre détenir des réponses ou des explications à cette menace, et de les diffuser en masse. Ce phénomène rend encore plus crucial et nécessaire le renforcement d’une éducation ambitieuse, exigeante et scientifique pour que chacun puisse avoir le regard critique et être capable de faire le tri nécessaire entre ce qui relève de la propagande (souvent porteuse de réponses) et ce qui relève de la réalité (souvent insatisfaisante). J’espère que les personnels de l’École et de l’Éducation Nationale sauront apporter à nos enfants à travers la construction d’un contenu adapté, les armes intellectuelles dont ils auront besoin à l’avenir, face à toutes les crises qu’ils auront probablement à vivre, pour exercer ce discernement indispensable au maintien de la qualité d’humanité dont nous pouvons constater aujourd’hui la grande fragilité.

Etienne Li

 

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