On devine déjà au loin les côtes françaises, depuis le haut du massif du sous-marin nucléaire d’attaque le Rubis. Enfin la France !

Après tant de jours de mer, après tant de jours passés sous l’eau, à ne voir le soleil que depuis le périscope d’attaque d’un sous-marin, à vivre ce rythme infernal des tours de quart qui morcellent les nuits et usent les journées, après tant de semaines avec pour seul horizon le carré officier, la caf, le central opérations et les longues coursives qui mènent jusqu’à l’espèce d’étagère pour torpilles ou l’on a un lit coincé entre deux missiles exocets, quel plaisir enfin de retrouver le grand air, d’imaginer la terre ferme, et d’en avoir terminé avec cette éreintante mission Harmattan qui voyait la France s’engager toute entière aux côtés de rebelles épris de liberté et téméraires.

Nous sommes relevés, le sous-marin est en surface, et chacun a le sentiment du devoir accompli et chacun rêve déjà de retrouver femme et enfants.

Ou bars et boites de nuit, c’est selon.

Pour moi, c’est plutôt la seconde option, et j’ai hâte de découvrir Toulon dont les romans d’aventure m’en ont si bien décrit les charmes.

Je suis debout sur le massif qui se dresse comme l’aileron d’un requin au dessus des flots. Avec mes jumelles, je scrute l’horizon à la recherche de bâtiments de commerce ou de guerre. Nous sommes quelques uns nichés au sommet du sous-marin, au soleil, cheveux au vent, un vent salé et puissant qui nous maintient éveillé.

Soudain, le veilleur, un second-maitre avec qui je m’entendais bien, m’interpelle : « Lieutenant, regardez ! »

C’est une famille de dauphins qui nous escorte pendant quelques minutes, sautant, et dansant presque devant notre fier vaisseau, comme s’ils étaient heureux de nous voir revenir après quelques mois d’absence.

Scène magique, hors du temps.

Je pense alors à cet autre moment surréel quand depuis le périscope du Rubis, quelque part en méditerranée, en pleine mission, je vis un aileron tournoyer autour de nous. C’était un dauphin. Ou peut-être une sorte de requin local, je ne sais pas. Je n’ai jamais été très fort en biologie ; c’était déjà le cas à l’époque où Madame Sauvage essayait de nous inculquer quelques bases. Soudain, derrière cette sorte de mammifère marin, j’aperçus un léger mouvement sur l’horizon : D’abord une tâche, très loin, à peine perceptible. J’augmente le grossissement du périscope : On distingue alors les superstructures d’un vaisseau, glissant à l’horizon, comme autant de tourelles suspendues au dessus des eaux. Puis la silhouette caractéristique d’un lourd bateau se dessine doucement, au fur et à mesure qu’il émerge de la courbure de la terre. Il fait route sur nous. Je lance immédiatement au CO : « Commerce dans le 2-9-0, inclinaison 30 gauche, en rapprochement » avant de donner au barreur les ordres de navigation pour réagir à cette menace potentielle.

C’est toujours impressionnant de voir un bateau dans le cercle quadrillé d’un périscope d’attaque, comme dans « Das Boot », de le voir telle une cible se déplaçant lentement à la surface, sans qu’il puisse deviner ne fusse qu’un instant la présence d’un chasseur quelques mètres sous l’eau.

J’évacue rapidement ces souvenirs. Le commandant nous rejoint dans ce bain de soleil bienvenu, et contemple la mer. Il a mené à bien sa mission, dans des conditions difficiles et opérationnelles, responsable des  vies de cet équipage d’une soixantaine d’hommes. Il recevra la Croix de la Valeur Militaire pour ses actions au plus près du front. Un homme remarquable, impressionnant par son calme dans les moments les plus intenses, et par ses grandes qualités humaines. Il s’installe entre une mitrailleuse ANF1, vissée à la coque, et un lieutenant de vaisseau avec sa barbe de quelques semaines, debout, armé d’un Famas. La scène a de la gueule.

Plus nous nous rapprochons de Toulon, plus l’activité maritime s’intensifie. Nous croisons la Frégate Surcouf qui quitte le port et se rend dans le Golfe de Syrte pour canonner les colonnes de combattants khadafistes. Trop loin pour le saluer. Plus loin encore, le porte-helicopteres d’assaut Mistral termine ses derniers essais en mer, sorte de grosse vache posée sur l’eau, aussi peu élégant qu’il est efficace. Il se prépare à relever le  Tonnerre comme plateforme de projection d’hélicoptères Tigres et Gazelles. La Marne, pétrolier ravitailleur, est en chemin pour approvisionner le Charles de Gaulle en munitions et en coca-cola. Le ballet des vaisseaux de guerre est incessant.

Pour le midship (l’officier le plus jeune en âge et en grade) du Rubis que je suis alors, pour cet aspirant volontaire de la Marine faisant son service militaire par goût de l’aventure et du service de la France, pour ce presqu’enfant qui il n’y a pas si longtemps encore faisait du sport en tenue rouge dans les jardins du Luxembourg, portant fièrement un navire sur son t-shirt, blason de cette école où il découvrait la culture et les romans du grand large, ces scènes historiques resteront mémorables.

En 2000, lors de l’inauguration par M. Fuchs des nouveaux bâtiments de cette chère école, j’étais marqué peut-être par l’uniforme-déguisement d’officier de Marine d’un monsieur Sack, élégant avec sa casquette blanche bien vissée sur sa tête, et qui de la fenêtre d’une salle de classe lançait une bouteille de champagne qui devait venir se fracasser contre un mur comme le veut la tradition au lancement d’un nouveau navire. Peut-être me souvenais-je de quelques bribes du discours du directeur, comparant l’Ecole Alsacienne à un vaisseau qui traversait les époques et les défis, formant toujours ses étudiants avec rigueur et créativité, leur donnant le goût de l’aventure et une capacité d’adaptation qui me servira un peu jusqu’à plus de 300 mètres sous la surface des flots.

Peut-être pensai-je à tout cela quand je me présentai à la caserne de la Pépinière pour m’engager un an dans la Marine comme officier aspirant… De retour de Cornell, où j’étudiais sciences politiques et économie, et ayant atterri à l’ESSEC en admission parallèle, je cherchais un peu d’aventure, un peu de mer, un peu de voyage. Ces mots d’Henry de Monfreid, forcément, m’accompagnèrent : « N’ayez pas peur de la vie ; faites confiance au hasard, à la chance, à la destinée ; partez, allez conquérir d’autres espaces, d’autres univers ; le reste vous viendra de surcroit.» Mais c’était aussi « l’invitation au voyage » de Baudelaire et quelques autres de ces poèmes sortis du recueil acheté sur injonction de Louis Hamon, professeur de Lettres, en 4eme3 : « Demain dès l’aube… ». Recueil qui m’avait accompagné ensuite dans tous mes voyages, depuis le Pakistan envoûtant jusqu’à la Géorgie en guerre, jusqu’à la Mongolie à cheval, jusqu’à Tripoli, Benghazi, Derna, Tobrouk, où j’étais en septembre 2011, ayant quitté la Marine et voyageant avec un illustre ancien élève de la rue notre dame des champs, le grand reporter du Figaro Renaud Girard.

Très vite, je me retrouvai à Brest à l’Ecole Navale puis à l’Ecole de Navigation Sous-Marine, et plus vite encore, j’étais envoyé à bord du sous-marin nucléaire lanceur d’engins le Triomphant, sous marin de dissuasion transportant une forêt de 16 missiles à têtes nucléaires et partant tel les cap-horniers du 18eme siècle, pour plus de 70 jours, sans retour possible avant la fin de la mission, sans contact, sans émettre aucun message, caché aux confins du monde, avec un seul chef, le commandant, seul à savoir où nous allons et pourquoi. Noël sous l’eau, puis le retour dans un monde transformé, sans Moubarak, sans Ben Ali, un monde incertain, nous découvrions le chaos du printemps arabe et quelques semaines après notre retour, c’était déjà l’engagement de la France auprès de l’insurrection libyenne. Le 17 mars, le  ministre des affaires étrangères arrachait sous l’impulsion du chef de l’Etat la résolution 1973 du conseil de sécurité des nations unies, le 19 les rafales français sauvaient in extremis Benghazi des colonnes de chars qui bombardaient déjà les faubourgs de la ville libre où flottait le drapeau de la France qui risquait d’être physiquement éclaboussé du sang des rebelles. Le 20, le Charles de Gaulle quittait Toulon vers le Golfe de Syrte, et la machine de guerre était enclenchée. Trois semaines plus tard, sur ordre, je rejoignais la Crète où le SNA Rubis faisait escale, pour plonger à nouveau. Sous-marins, forces spéciales, frégates, hélicoptères, chasseurs, les armes de la France étaient toutes rassemblées dans ce conflit qui s’enlisait doucement.

A mon retour de mission, le 27 mai, je passais un mois à terre à me demander ce que j’allais bien pouvoir faire de l’été qui me restait dans l’armée. L’affaire Strauss-Kahn battait son plein, je passais une semaine de permission à New York, pour retrouver ma sœur et mon frère, anciens de l’école et que je n’avais pas revu depuis un an. J’y rejoignais aussi Renaud Girard qui couvrait l’affaire de sexe et de débauche dont nous étions heureusement coupés à bord du SNA, trop occupés à notre mission. J’en profitais pour me faufiler au tribunal et apercevoir celui qui avait failli à ses obligations d’homme d’Etat. Encore une opportunité de voir l’Histoire, mais cette fois avec un petit « h ».

Toulon à nouveau. Juin. J’attends. La guerre continue, je suis rongé par l’ennui, vivant dans l’arsenal, dinant parfois seul en ville, scrutant l’horizon comme si j’y devinais les éclats d’obus et les rafales de 12,7 à balles traçantes… L’attente est cruelle. L’entre-deux missions s’allonge. Toulon est bien moins drôle que dans les romans.

Heureusement, « Demain dès l’aube… », fidèle compagnon d’aventures, est là, et je me plonge dans ces poèmes qui me faisaient vibrer à quinze ans, je les dévore je les réapprends, et je pense avec tristesse à ce rendez-vous manqué avec monsieur Hamon, mort trop tôt, avant même que je ne puisse le remercier de cette introduction remarquable à la littérature, mort trop tôt, et si bienveillant envers moi, qui souvent n’écoutais rien à ses cours, trop passionné par les yeux d’Elsa, trop épris de Séverine, préférant contempler toutes ces séduisantes filles dont je devinais sous les sourires des charmes insoupçonnés… Il avait compris que le meilleur remède à ces rêveries c’était ce recueil de poèmes, et plutôt que de lutter contre le rêveur, il sut en utiliser les ressorts pour l’introduire mieux qu’aucun professeur à la littérature. « Green », « Mon reve familier », « l’amoureuse », « El Desdichado », « Fantaisies » et surtout « La prose du transsibérien », les rythmes de ces vers récités face à la mer me permettaient d’oublier un peu que d’autres se battaient tandis que je flânais.

Or un vendredi matin, on était en juin, je partis moi aussi pour accompagner la frégate Georges Leygues au large de la Libye, une des plus anciennes frégates de la Flotte, armée d’un canon de 100mm. Un taxi pour le golfe de Syrte. A peine arrivé sur le théâtre d’opérations, je suis transféré en hélicoptère à bord du Charles de Gaulle, pour rejoindre l’état-major du commandant de la task force 473, l’amiral Coindreau. Je suis au sein de la section chargé de la coordination et du contrôle opérationnel des sous-marins sur zone, je suis adjoint du conseiller politique du CTF, mais surtout je suis au cœur de la direction des opérations… Le rythme est tout de suite intense. Les journées sont rythmées par la préparation des missions classifiées des sous-marins, par les briefings quotidiens de l’amiral, par les assauts nocturnes des hélicoptères que nous suivons en direct depuis le poste de commandement, et surtout par le vacarme assourdissant des catapultages et des appontages de rafales ou de super-étendards plusieurs fois par jour.

Et le 1er septembre, après quelques escales encore et un peu de guerre, c’est la fin de ce passage dans la Marine. Et le 27 septembre, après avoir sillonné la Libye, enquêtant sur les islamistes et le jeu trouble du Qatar, c’est le retour à Paris. Et le 3 octobre, l’ESSEC reprend.

« Ad nova tendere sueta », vers la nouveauté par la tradition. Ces quelques mots qui englobent l’essentiel de ce que nous avons appris rue d’Assas comme rue Notre Dame des Champs auront été bien utiles lors de ces aventures diverses. Mais j’avoue sans états d’âmes que le « fluctuat nec mergitur » m’a plus rassuré encore ! 

L-F de Lencquesaing 

 

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